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Déposé à la SACD

LA BATAILLE DE VERDUN

Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )

PERSONNAGES
L'historien de service, le Kronprinz,
le général Joffre, le général Pétain, le général Mangin,
le colonel Driant, le poilu, les deux brancardiers, un messager,
l'enfant, la femme, le vieillard, le soldat allemand, un messager.


L'HISTORIEN DE SERVICE - La Grande guerre, celle de 1914 à 1918, dite aussi "la Première Guerre mondiale", s'est déroulée principalement en France, sur un front qui s'étendait de la Suisse à la mer du Nord. Elle a duré quatre ans et fait plus de trois millions de morts. Un des moments les plus terribles de cette guerre fut la bataille de Verdun, où la France et l'Allemagne se défièrent longuement et inutilement sur l'un des hauts lieux de l'Europe… Attention, la pièce commence. Nous sommes en Allemagne et le Kronprinz, qui est le fils de l'empereur et le chef des armées, s'adresse à ses généraux… J'ai dit en Allemagne, mais c'est plus probablement, en France que la scène se passe, dans ce tiers de la France qu'occupent les Allemands.

1 - L'attaque allemande sur Verdun
LE KRONPRINZ - (parlant aux spectateurs comme si c'étaient ses généraux) Messieurs les généraux de l'armée allemande, moi, le Kronprinz, votre général en chef, j'ai d'importantes nouvelles à vous communiquer… Cela fait un an que nous sommes en guerre contre les Français. Dans un premier temps, nous les avons culbutés et poursuivis presque jusque dans Paris; dans un deuxième temps, ils nous ont vigoureusement raccompagnés sur notre chemin. Et maintenant, sur huit cents kilomètres de front, chacun dans nos tranchées, nous nous faisons bêtement face… C'est une situation qui ne peut pas durer. J'ai donc décidé (montrant la carte du front) … Ici, à Verdun, le front dessine comme une sorte de poche que les Français auraient taillée dans nos lignes, comme s'ils mordaient sur nos positions. C'est là que nous allons les attaquer. Ils s'y précipiteront comme de grands courageux nigauds qu'ils sont pour tenter de défendre leur prestigieuse place fortifiée. Et quand ils y seront bien nombreux, nous refermerons la poche et les feront prisonniers. Ainsi finira une guerre qui n'a déjà que trop duré.

2 – Les forts français sont désarmés!
L'HISTORIEN DE SERVICE - Nous sommes maintenant au grand quartier général français que commande le général Joffre. Il sent venir quelque chose.
LE GENERAL JOFFRE - Ce n'est pas possible, les Allemands mijotent quelque chose et je suis sûr qu'ils vont nous attaquer. Mais où vont-ils le faire, c'est ce que moi, général Joffre, général en chef des armées françaises, je ne sais pas… Mais je me demande si… Verdun peut-être…?
LE COLONEL DRIANT - (entrant soudain) Mon général, mon général…
LE GENERAL JOFFRE - Qui êtes-vous?
LE COLONEL DRIANT - Je suis le lieutenant-colonel Driant. Je viens d'être muté sur le front de Verdun et ce que j'y vois dépasse l'imagination…
LE GENERAL JOFFRE - Peut-être n'en avez-vous pas beaucoup,
LE COLONEL DRIANT - En effet, mais je ne rêve pas, moi, et ce que je vois je le vois! La ville de Verdun… Verdun, comme tous nos soldats le savent, est un haut lieu de la défense française, un symbole évident de notre indépendance nationale...
LE GENERAL JOFFRE - Au fait, colonel, au fait…
LE COLONEL DRIANT - Eh bien, dans un rayon de quinze kilomètres, la ville de Verdun est défendue par une vingtaine de puissants forts.
LE GENERAL JOFFRE - Mais enfin, colonel, je sais tout ça…
LE COLONEL DRIANT - Non, vous ne savez rien… Or le plus prestigieux de ces forts, le plus profond, le plus vaste, le plus solide et le mieux placé, le fort de Douaumont…
LE GENERAL JOFFRE - Et alors?
LE COLONEL DRIANT - Et alors… A la veille d'une attaque que l'on sent monter de tous les côtés, le fort de Douaumont a été vidé de sa garnison et dépouillé de ses canons. Il n'est plus occupé que par quelques balayeurs!
LE GENERAL JOFFRE - Ne savez-vous pas que nos stratèges privilégient la mobilité des troupes et ne veulent pas être fixés au sol par de quelconques fortifications… Une guerre de mouvement, c'est là le secret de la victoire! Mais vous avez raison, je vais m'occuper de Douaumont… (on frappe) Entrez!
LE MESSAGER – Mon général, les Allemands ont attaqué Verdun, ils ont avancé de cinq ou six kilomètres… Nos troupes ont été culbutées et Douaumont est entre leurs mains.
LE GENERAL JOFFRE - Trop tard, colonel… Merci de votre témoignage, mais je n'y peux plus rien. Au revoir, colonel.
LE COLONEL DRIANT - Pas au revoir, mais adieu, mon général. Ce que vous ne savez pas non plus, pas encore, c'est qu'à l'heure où je vous parle, le 21 février 1916, j'ai justement été tué en essayant de défendre Douaumont. Je ne suis que l'apparence du colonel Driant, son ombre accusatrice qui est venue vous dire aujourd'hui ce que vous auriez dû entendre quand il en était encore temps.
LE GENERAL JOFFRE - (saluant) Navré! Je rends hommage à votre conduite héroïque, mais vous n'êtes pas le seul à avoir été sacrifié. Que voulez-vous que j'y fasse: c'est la "mobilité"! Si les états-majors n'avaient pas de principes, où irions-nous?

3 – La misère du combattant.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Dans les tranchées, comme les soldats de base n'avaient pas trop le temps de faire leur toilette et laissaient souvent pousser leur barbe, on avait fini par les appeler: les Poilus. Celui-ci vient d'être blessé, il est couché sur une civière portée par deux brancardiers, il a un gros pansement couvert de sang à la jambe. Il se relève à moitié pour parler…
LE POILU - Pour ce qui est de la mobilité, eh, mon général, ne vous faites pas de souci, on en a!
LE PREMIER BRANCARDIER - Tu vas te tenir tranquille!
LE SECOND BRANCARDIER - Si tu continues, on te vide.
LE POILU - La ferme, vous autres, vous n'avez pas droit à la parole. Moi, j'ai des choses à dire… Posez-moi là… Merci! Et je les dis. Donc, la "mobilité"…Ce qu'il y a de terrible dans cette bataille de Verdun, c'est qu'on vous envoie tenir le front, mais qu'il n'y a pas de front: il n'y a que de la boue, de la pluie, du froid… On arrive en pataugeant avec sa petite pelle et on se dit: le front, ça doit être ici. Non, dit le lieutenant, c'est là! …Mais comme le lieutenant vient de recevoir un obus sur la tronche… Car j'ai oublié de dire, s'il y a tant de boue, c'est que les obus tombent dru et qu'ils remuent hardiment tout ça… Tout ça, c'est-à-dire l'eau, la terre, le sang, la merde. Et les cadavres, quel mélange! Donc, le lieutenant n'étant plus là, on prend sa petite pelle et on se dit: tant pis, le front, c'est ici! Et on creuse son trou dans le mélange… C'est la nuit, parce qu'il ne faut pas qu'on se fasse repérer. Le trou se remplit tout de suite de… soupe, mais on a tellement peur des obus qui éclatent de tous les côtés qu'on s'y blottit quand même, comme dans une baignoire, sauf que…! On y passe la nuit… Et le matin, quand le jour de lève – et ne croyez pas qu'on ait dormi beaucoup! – on s'aperçoit que les Allemands ne savent pas bien non plus où est le front! Bien… On reste deux ou trois jours à attendre… Ils pourraient par hasard le trouver, le front. Et s'ils viennent, on les repousse. A moins que ce soit nous qui soyons culbutés. Et quand on rentre, ceux qui rentrent se comptent, même les blessés, et ils sont bien contents, eux, de pouvoir se compter, car bien souvent il y en a plus de la moitié qui ne peuvent même plus se compter…
LE PREMIER BRANCARDIER - T'auras la croix. Ça y est, on peut repartir?
LE POILU - Allez, maintenant, j'ai tout dit.
LE SECOND BRANCARDIER - Tant mieux! Sans ça, on aurait pu y rester nous aussi.

4 – Pétain entre en scène
L'HISTORIEN DE SERVICE - Au bout de quelques mois, le haut commandement français comprit que, pour gagner, il fallait apporter quelque chose de nouveau. Le général Joffre, qui était toujours à son poste de commandant en chef, fit appeler le général Pétain…
LE GENERAL JOFFRE - Général Pétain, eu égard à vos éminentes qualités humaines, je vais vous confier le commandement de la bataille de Verdun, qui, soit dit entre nous, est bien mal engagée. Je vous le dit solennellement: il faut tenir!
LE GNERAL PETAIN - Un vrai bâton merdeux, ce Verdun, sauf votre respect, mon général. En tout cas l'artillerie allemande est tellement puissante que nos divisions ne peuvent pas supporter longtemps l'épreuve du combat. Aussi, considérant mes éminentes qualités humaines, je vous propose que, pour tenir, les troupes soient relevées dès qu'elles auront perdu la moitié de leurs effectifs, c'est-à-dire, en moyenne tous les trois ou quatre jours. Il faut tenir compte du moral.
LE GENERAL JOFFRE - Vous dites juste. Accordé. Combien de combattants voulez-vous faire passer dans la moulinette?
LE GNERAL PETAIN - Je ne sais pas encore bien, mais je pense qu'il faudrait que j'en aie en permanence sous la main deux cent cinquante mille.
LE GENERAL JOFFRE - Tant que ça! Mais si la bataille se prolonge, général Pétain, ce sera bientôt toute l'armée française qui aura défilé à Verdun sous votre commandement.
LE GNERAL PETAIN - Ainsi aura-t-elle pu profiter toute entière de mes éminentes qualités humaines. Il me faut aussi cent trente mille chevaux et mulets.
LE GENERAL JOFFRE - Avez-vous l'intention de relever aussi les chevaux et les mulets?
LE GNERAL PETAIN - Je n'ai pas d'éminentes qualités chevalines. Des canons aussi, beaucoup de canons.
LE GENERAL JOFFRE - Nous ferons tout ce que nos pourrons.
LE GNERAL PETAIN - J'aurais bien soin de ne pas les abîmer.
LE GENERAL JOFFRE - Et les Allemands, qu'en ferez-vous?
LE GNERAL PETAIN - Soyez tranquille, on les aura!

5 – La voie sacrée
L'HISTORIEN DE SERVICE - Et cette immense bataille continua, dévorant des deux côtés hommes et matériel. Pour approvisionner le champ de bataille, les Français sont obligés de passer sur la route qui mène de Bar-le-Duc à Verdun…
L'ENFANT - (avec une pelle) C'est cette route, on nous l'a appris à l'école, qui fut appelée "la Voie sacrée".
LA FEMME - (avec un pic) Et sur la Voie sacrée le général Pétain fait monter au front les camions qui amènent les troupes fraîches…
LE VIEILLARD - (avec une brouette) On dit monter au front comme on dit monter à l'autel, à l'autel du sacrifice.
LA FEMME - Et les mêmes camions redescendent, ramenant ceux dont les dieux de la guerre n'ont pas voulu. Mais quand ils redescendent, ils sont à moitié vides.
LE VIEILLARD - Ces camions qui montent et descendent, c'est comme une véritable noria: ils vont arroser de sang le champ de bataille… Tant de morts qu'ils ont laissés là-haut!
L'HISTORIEN DE SERVICE - Et ces camions, c'étaient de véritables tape-culs. Ils n'avaient pas de pneus gonflés mais de simples bandeaux de caoutchouc et leurs moteurs suaient et soufflaient.
L'ENFANT - Sur la voie sacrée, il passe en temps normal un camion toutes les quatorze secondes, dit le général Pétain dans ses mémoires.
LE VIEILLARD - Mais voilà, à la fin de l'hiver, la route a dégelé: elle est devenue une véritable mer de boue.
LA FEMME - Encore la boue! C'est tout de même dégoûtant cette guerre. Quand est-ce que les hommes auront compris que la guerre, c'est dégoûtant?
LE VIEILLARD - Tais-toi, la mère, tu n'y comprends rien… La guerre, c'est sublime!
LA FEMME - Tais-toi, vieillard stupide!
LE VIEILLARD - Comment est-ce que je pourrais t'empêcher de divaguer?
L'HISTORIEN DE SERVICE - Il y avait tellement de boue qu'il fallut empierrer la route. Et pour cela on dut ouvrir la montagne et y prendre des rochers qu'on cassait en petits morceaux avant de les jeter sous les roues des camions…
LA FEMME - Allons, nous n'avons pas terminé, la boue commence à remonter.
LE VIEILLARD – Attention, ma brouette est bien pleine…
L'ENFANT – Allez-y, grand père, bien comme il faut, entre deux camions…

7 – L'armée allemande marque le pas
LE KRONPRINZ - Nous nous étions donnés huit jours pour prendre Verdun; Et voilà six mois que nous piétinons… Que nous piétinons!
LE SOLDAT ALLEMAND - Ah ça, pour piétiner, nous piétinons. Savez-vous ce que c'est, vous, le général en chef des armées du Kaiser, savez-vous ce que c'est que de piétiner, pour un soldat allemand? La boue, les obus, les trous, les bras et les jambes des morts qui sortent de la terre, les mitrailleuses… On n'est pas mieux lotis que les Français! Et puis on ne nous relève jamais, nous: on remplace les morts, c'est tout. Les Français, on les relève… Et je crois bien même que ces Français, quand ils sont morts, ils se relèvent tout seuls de leur boue, debout les morts… C'est un bien mauvais jeu de mots! Et ils nous tirent dessus! Et puis…
LE KRONPRINZ - Et puis quoi, soldat?
LE SOLDAT ALLEMAND - Et puis, les Français, ils défendent leur territoire, ils y croient, ils s'accrochent. Nous autres…
LE KRONPRINZ - Et la gloire de l'Empire allemand, qu'est-ce que vous en faites?
LE SOLDAT ALLEMAND - Avec tout le respect que je vous dois, mon général en chef, la gloire de l'Empire, on s'en… Bon, je n'ai rien dit.
LE KRONPRINZ - Et moi, je n'ai rien entendu.
LE SOLDAT ALLEMAND - Et ce qui est pire, c'est qu'avant de sauter sur les mines, on la saute tout court… décidément qu'est-ce que je me paye comme jeux de mots douteux! Rien à bouffer dans les gamelles
LE KRONPRINZ - Soldat, c'est la conséquence de l'immonde blocus que nous impose l'ennemi.
LE SOLDAT ALLEMAND - Et puis, c'est peut-être nous qui, les premiers, avons lancé les gaz asphyxiants, pudiquement appelés gaz de combat, mais ils n'ont pas été longs à trouver le truc, les gars d'en face. Et non contents de la sauter, qu'est-ce qu'on déguste… Encore un de ces mauvais jeux de mots!
LE KRONPRINZ - Soldat permettez-moi de vous rappeler que vous appartenez à une race de surhommes. Plus de jeux de mots et de la dignité! Garde à vous!
LE SOLDAT ALLEMAND - Oui, mon général en chef.
LE KRONPRINZ - Et je vous annonce une bonne nouvelle: puisque vous en avez assez de Verdun, vous allez être muté sur le front de la Somme, où va se livrer une autre grande bataille, contre les Anglais cette fois. Votre expérience du combat y fera merveille.

7 – A la reconquête du territoire perdu.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Les Allemands sont allés se battre sur la Somme. Ce sont maintenant là-bas les Anglais qui dégustent. Terrible bataille! A Verdun les Allemands ont renoncé à leur offensive et ils dégarnissent leur front.
LE GENERAL PETAIN – Il faut maintenant regagner le terrain qu'ils nous ont pris autour de la ville. J'en ai un peu marre. Général Mangin, vous vous en occuperez.
LE GENERAL MANGIN - Je suis déjà au travail et soyez tranquille, le surhomme, c'est moi et je suis animé d'une énergie considérable.
LE GENERAL PETAIN - Ne soyez quand même pas trop dur... J'ai un peu peur!
LE GENERAL MANGIN – Vous n'avez jamais été personnellement très courageux, et c'est pour être dur que vous m'avez nommé… J'ai besoin d'hommes, je suis impitoyable! J'ai besoin de canons…
LE GENERAL PETAIN - Vous en aurez.
LE GENERAL MANGIN - Les hommes, je les veux minutieusement entraînés, les canons, je les veux très gros… Nous ne pourrons reprendre le fort de Douaumont sans d'énormes canons avec lesquels, en tir plongeant, nous anéantirons les troupes allemandes qui l'occupent.
LE GENERAL PETAIN - Bon, entendu… Est-ce fait?
LE GENERAL MANGIN - Oui, mon général. Le 24 octobre 1916, à onze heures du matin, nous avons repris possession du fort de Douaumont.
LE GENERAL PETAIN - Huit mois de combats pour reprendre ce qu'avec un peu d'intelligence, nous n'aurions jamais dû perdre… Et maintenant combien de temps pour regagner entièrement tout le terrain perdu?
LE GENERAL MANGIN - Général Pétain, vous le savez bien mieux que moi.
LE GENERAL PETAIN - Oui, c'est vrai, c'est moi qui commande, où ai-je la tête? C'est seulement le 20 août 1917 qu'autour de Verdun, l'armée française, toujours sous mes ordres, a achevé de repousser les Allemands sur leurs positions de départ.
LE GENERAL MANGIN - En réalité dix-huit mois pour rien. Et au total un bon million de morts!
LE GENERAL PETAIN - Oui, mais quel déploiement d'héroïsme. L'homme de Verdun s'est retrempé dans le combat. Verdun est une grande victoire morale. Les victoires morales ne sont jamais trop cher payées.

8 – Cela ne finira donc jamais!
LE KRONPRINZ - Messieurs les généraux de l'armée allemande, moi, le Kronprinz, j'ai des nouvelles importantes à vous communiquer… Les troupes de notre grand pays ont été héroïquement submergées par la puissance des canons ennemis. Mais, à bien considérer les choses, depuis dix-huit mois nous n'avons pas perdu un pouce de terrain et l'adversaire s'est épuisé. C'est une grande victoire. Je dirais même une grande victoire morale. Nous sommes maintenant en meilleure position que jamais pour reprendre la lutte. C'est ce que nous allons faire. Messieurs, à vos postes. Dieu est avec nous.